Successions rurales et expertise immobilière au Grand-Duché de Luxembourg

Successions rurales et expertise immobilière au Grand-Duché de Luxembourg

Expertise immobilière des biens agricoles ou viticoles dans le cadre du régime très particulier de l’attribution préférentielle.

Les successions agricoles ou viticoles font l’objet au Grand-Duché de Luxembourg de dispositions très particulières, qui trouvent leur origine dans plusieurs textes :

  • Chapitre VI « Du partage et des rapports » notamment les articles 815, 815-1 et 832 du Code Civil.
  • Règlement Grand-Ducal du 31 janvier 1970 portant institution d’un organe de taxation en matière de droit successoral rural.
  • Règlement Grand-Ducal du 14 juillet 1971 ayant pour objet de définir et préciser les éléments nécessaires pour la détermination de la valeur de rendement d’un domaine agricole.
  • Règlement Grand-Ducal du 30 décembre 1981 ayant pour objet de définir et préciser les éléments nécessaires pour la détermination de la valeur de rendement d’un domaine viticole.
  • Règlement grand-ducal du 3 août 1990 fixant les conditions auxquelles doivent répondre les baux de terre à prendre en considération pour déterminer l’unité économique viable visée aux articles 815 et 832-1 du code civil.
  • Règlement Grand-Ducal du 16 mars 2006 portant modification du règlement grand-ducal modifié du 30 décembre 1981 ayant pour objet de définir et préciser les éléments nécessaires pour la détermination de la valeur de rendement d’un domaine viticole.
  • Règlement Grand-Ducal du 27 avril 2010 portant modification du règlement grand-ducal du 14 juillet 1971 ayant pour objet de définir et préciser les éléments nécessaires pour la détermination de la valeur de rendement d’un domaine agricole.
  • Arrêté ministériel du 9 juin 2015 portant renouvellement de la composition de l’organe de taxation en matière de droit successoral rural.

Le principe général repris à l’article 832-1 du Code Civil établit qu’en cas de succession portant sur une exploitation agricole, le morcellement de celle-ci doit être évité dans le processus de composition des lots permettant de remplir les héritiers de leurs droits.

En dehors du régime de droit commun qui pose comme principe à l’article 815 du CC que « Nul ne peut être contraint à demeurer dans l‘indivision et le partage peut toujours être provoqué, à moins qu’il n’ait été sursis par jugement ou convention », deux régimes applicables aux successions agricoles existent :

  • Le maintien en indivision.
  • L’attribution préférentielle dont les différents aspects font l’objet d’un développement détaillé ci-après.

L’exploitation agricole dont il s’agit doit répondre aux conditions de l’article 815-1 du CC, qui précise qu’elle constitue une unité économique viable dont la mise en valeur effective était assurée par le défunt ou son conjoint.

Cette définition est complétée par des dispositions dérogatoires permettant au conjoint survivant ou à un héritier copropriétaire d’en demander l’attribution préférentielle, sous certaines conditions :

  • L’exploitation agricole constitue une unité économique viable au regard des biens inclus dans la succession du défunt, mais également des biens non compris à la succession mais dont le demandeur de l’attribution était déjà propriétaire ou copropriétaire avant le décès. Le caractère viable est également apprécié au regard des terres prises en location.
  • Le demandeur ou son conjoint participe ou a participé effectivement à la mise en valeur de l’exploitation agricole.
  • A noter que lorsque les conditions légales sont remplies, l’attribution préférentielle est de droit.

Les biens faisant l’objet de l’attribution préférentielle sont évalués, non pas à leur valeur vénale au jour du partage mais selon un dispositif particulier aux biens agricoles ou viticoles, à leur valeur de rendement correspondant à la rente capitalisée de l’exploitation agricole gérée dans des conditions rationnelles de production, compte tenu de sa destination économique normale.

Cette valeur de rendement est « égale à la rente foncière capitalisée à 4 %, qu’a pu avoir assurée, durant une période suffisamment longue, un domaine agricole. Elle se calcule en multipliant la valeur de référence par le coefficient de la valeur de rendement ».

Le règlement grand-ducal du 14 juillet 1971 donne les définitions suivantes :

  • Valeur de référence : rendement brut constitué par l’ensemble des recettes annuelles d’un domaine normalement exploité (…) provenant des produits commercialisés, des produits affectés à l’autoconsommation et de la différence de valeur des stocks en produits et en cheptel.
  • Rente foncière : montant obtenu par déduction de la valeur de référence, des frais d’exploitation, y compris la rétribution du travail fourni par l’exploitant et sa famille, ainsi que la rémunération en intérêt du capital fermier constitué par le cheptel mort et vif et le capital circulant.
  • Coefficient de la valeur de rendement : chiffre indiquant la relation entre la valeur de référence et la rente foncière capitalisée.
  1. Le cas des exploitations agricoles :

Les valeurs de référence par hectare sont fixées par règlement grand-ducal au minimum tous les 5 ans selon une classification de l’ensemble des terres du pays en 1ère, 2ème et 3ème catégories. A noter que les terres vaines ou celles qui ne se prêtent guère à la culture sont classées en-dessous de la 3ème catégorie. A chaque catégorie est affecté un intervalle de valeur. Les terres, objet de l’attribution préférentielle sont donc à classer au sein de ces catégories.

Le coefficient de valeur de rendement oscille quant à lui entre deux valeurs dont il convient de faire application en fonction de l’étendue du domaine agricole, de la situation, le nombre de parcelles et la configuration des terres composant le domaine.

Ces données sont calculées par le service d’économie rurale du Ministère de l’Agriculture sur base de la comptabilité d’un échantillon représentatif des exploitants agricoles du Grand-Duché de Luxembourg.

Quid des bâtiments d’habitation et d’exploitation agricole ?

La valeur des bâtiments d’habitation et d’exploitation est quant à elle intégrée à la valeur de rendement mentionnée ci-dessus. Une appréciation des caractéristiques intrinsèques des bâtiments peut toutefois entrainer une modulation de la valeur de rendement, à savoir :

  • Une moins-value lorsque les bâtiments sont de construction ancienne, voire vétustes.
  • Une plus-value lorsque les bâtiments sont destinés à une spéculation indépendante du sol (atelier hors-sol, porcherie, poulailler..) lorsque :
    • Les bâtiments en question ont moins de 10 ans d’âge à partir de l’introduction de la demande en partage.
    • Le volume des bâtiments permet l’élevage de plus de 2.5 UGB (unité gros bétail) par hectare de SAU (surface agricole utile).

A titre d’exemple, le règlement grand-ducal du 27 avril 2010 fixe les éléments nécessaires au calcul de la valeur de rendement :

  • Terre de classe I : 2 329 € à 2 429 €.
  • Terre de classe II : 2 229 € à 2 329 €.
  • Terre de classe III : 2 128 € à 2 229 €.
  • Coefficient de la valeur de rendement : de 1.82 à 2.26.

La valeur de rendement pour une terre de classe I s’établit donc au maximum à  5 489 € par hectare.

Ce montant est bien entendu sans commune mesure avec le prix des terres agricoles constaté sur le Luxembourg. En 2014, les terres arables et prairies permanentes atteignaient un montant moyen de 25 108 € par hectare, sans y intégrer les bâtiments d’habitation et d’exploitation.

  1. Le cas des exploitations viticoles :

Les exploitations viticoles disposent d’un régime dont le principe général est similaire à celui exposé ci-dessus mais dont l’application est un peu plus complexe.

La valeur de rendement d’un domaine viticole s’établit par addition des valeurs fixées séparément pour les éléments suivants :

  • Les vignobles qui comprennent la valeur du sol et celle des plantations. Le sol est apprécié au regard de facteurs d’estimation climatiques (exposition et pentes, altitude, sensibilité aux gelées et au vent), de valeur commerciale (appréciation de la qualité des lieux-dits), pédologiques (profondeur et texture du sol, teneur en humus) et de conditions d’exploitation (pente, superficie et chemin d’accès). Dans la valeur du sol sont compris les murs de soutènement et les bâtiments viticoles à l’exclusion de ceux servant à la vinification et au stockage des vins. La valeur de la plantation est fixée à partir de sa valeur en première année de plein rendement à laquelle sont appliqués des coefficients liés à l’âge de la vigne ou sa durée de vie résiduelle. A noter que les installations de lutte contre le gel sont évaluées à part.
  • Les bâtiments viticoles servant à la vinification et au stockage des vins estimés selon leur frais de construction assortis d’un amortissement d’une durée maximale de 25 ans. La valeur au m² est plafonnée. En complément, les récipients vinaires sont retenus sur la base de leur prix d’acquisition assorti d’un amortissement dont la durée dépend des matériaux qui les composent.
  • Les maisons d’habitation pour lesquelles la valeur est fixée en multipliant la valeur locative par un facteur de capitalisation qui tient compte de l’âge et l’état de la construction.

A titre indicatif, la valeur de rendement maximale que l’on peut attribuer à une vigne (et ce compris les bâtiments d’exploitation hors vinification et stockage) s’établit à 50 471 € par hectare.

En 2014, la valeur moyenne des vignes au Grand-Duché de Luxembourg hors bâtiments s’établissait à 70 986 € par hectare.

  1. Le cas de l’attribution préférentielle partielle  des bâtiments :

Lorsque l’exploitation agricole n’a pas fait l’objet de maintien en indivision ou d’attribution préférentielle telle que mentionnée aux § précédents, le conjoint survivant ou un héritier copropriétaire peut demander selon un mode opératoire similaire, l’attribution préférentielle uniquement des bâtiments d’exploitation, y compris cheptel mort et vif. Dans ce cas, l’évaluation des biens concernés est très différente, s’agissant :

  • Bâtiments d’exploitation : 2/3 de leur valeur vénale.
  • Cheptel mort et vif : valeur vénale.
  • Les autres actifs de l’exploitation et notamment les terres sont partagés en nature selon les règles de droit commun et donc évalués à leur valeur vénale.
  1. Liens avec la loi du 18 juin 1982 portant réglementation du bail à ferme :

Les dispositions en matière d’attribution préférentielle trouvent également application en matière de baux à ferme :

  • En cas de décès du preneur, le bail se poursuit au profit de ses ayants-droits. Lorsque celui-ci porte sur des parcelles isolées et qu’un conflit existe entre les ayants-droits sur l’attribution du bail au profit de l’un d’entre eux, le juge désigne pour continuer l’exploitation, celui ou ceux qui peut(vent) bénéficier du maintien de l’indivision ou de l’attribution préférentielle.
  • En cas de révision du fermage : la fixation initiale du fermage est libre. A l’expiration de chaque période de 3 ans, tant le bailleur que le preneur peut demander la révision du fermage. En l’absence de critère convenu entre les parties permettant ladite révision, celle-ci se fait d´après la valeur de rendement agricole du bien loué.

Conclusion :

La valeur de rendement permet d’établir le montant de la masse à partager à la suite du décès de l’agriculteur ou du viticulteur, de fixer les droits des héritiers et par conséquence, de chiffrer le montant des soultes à devoir par l’attributaire aux autres cohéritiers.

Cette mesure a été adoptée en vue de favoriser la transmission des exploitations agricoles ou viticoles sans que celle-ci puisse être compromise par la spéculation foncière très présente au  Grand-Duché. De plus, il ne faut pas oublier que l’activité agricole ou viticole nécessite des capitaux conséquents, pour lesquels le retour sur investissement peut s’avérer extrêmement long.

Bien entendu, le législateur a prévu un certain nombre de dispositions permettant de maintenir un certain équilibre entre les héritiers. En effet, si l’attributaire, dans les 25 ans suivant l’attribution, vend ou cède, tout ou partie des immeubles qui lui ont été attribués, les exploite ou les fait exploiter à des fins non agricoles ou les donne à bail.

La différence entre la valeur réelle et la valeur retenue lors de l’attribution fera l’objet d’un partage supplémentaire.

Dans la pratique, la valeur de rendement est peu utilisée telle quelle, compte tenu du différentiel très important existant avec la valeur vénale des biens. Elle s’impose en matière de solution judiciaire de conflit de succession mais en cas de règlement amiable (ce qui est tout de même le cas largement majoritaire), la valeur de rendement peut servir de base aux discussions entre les héritiers et un compromis peut être trouvé entre deux approches parfois contradictoires de la valeur des biens agricoles :

  • L’approche spéculative liée à une progression constante du prix des biens agricoles. Cette évolution trouve son origine dans la taille réduite du pays, l’augmentation constante de sa population et des besoins grandissant d’espace à des fins autres qu’agricoles (aménagement du territoire, zones économiques et logement) et les normes environnementales plus contraignantes (phénomène de compensation écologique en cas d’aménagement d’infrastructures par exemple).
  • L’approche économique de l’activité agricole où on peut constater une déconnexion forte entre la rentabilité de cette activité et le montant des capitaux à engager et notamment pour l’investissement foncier.

A ce propos, les exploitations agricoles connaissent une évolution de leur structure foncière où la part des terres exploitées en propriété a tendance à baisser au profit des terres en location.

Un projet de réforme du bail à ferme pourrait voir le jour en 2016. L’occasion d’adapter cette réglementation rurale aux nouvelles conditions de fonctionnement des exploitations agricoles, en assurant un cadre légal stable aux exploitations agricoles mais en les intégrant dans le monde économique luxembourgeois en perpétuelle évolution.

Christophe Serredszum

Christophe Serredszum

Head of Valuation and Partner - IVBSA

Expert en Estimations Immobilières & Expert Foncier et Agricole

Expert près la Cour
d’Appel de Dijon
depuis 1994

Expert assermenté auprès des Tribunaux du Grand-Duché de Luxembourg